Serais-je donc ce pauvre...
Serais-je donc ce pauvre...
Serais-je donc ce pauvre à qui l'on sert encor
L'écuelle de soupe et qui mange ses larmes
En reniflant la vie? Et pas un haut-le-corps,
La plénitude morne et l'instinct qu'on désarme.
Pouvoir frapper en maître ainsi qu'un maquignon,
Et sentir ruisseler autour de ses babines,
Le vin bleu qui fermente et qui sert de bâillon,
N'être qu'un bloc de chair qui s'accoude et rumine.
Mais je n'apporterai qu'un sommeil sans retour,
Et ce gloussement gris de bête qui s'affale.
La vie a beau gonfler sa panse, chaque jour
Ramène son troupeau vers la nuit terminale.
Couchée à même l'ombre et les yeux en dedans,
Fixant l'éternité qui me sert de couvercle,
J'arrive à percevoir les moindres battements
D'un passé dont mon coeur a retracé le cercle.
Immobile, gardant mes gestes souterrains,
Dans une eau lumineuse enfonçant jusqu'au torse,
J'ai dominé ce ciel qui se plaque à mes reins,
Heureuse comme un homme enfermé dans sa force.
Serais-je donc ce pauvre arrêté tout à coup
Sur le seuil de l'auberge à l'enseigne éclopée,
Et qui baille et s'étire en allongeant le cou,
Prêt à regagner l'ombre après une lampée?
Comme j'ai dû serrer les poings pour ne plus voir,
Affalés et suant leur bonheur, ceux-là mêmes
Dont j'emplissais les bols, au temps où mon pouvoir
Mêlait leur servitude à ce bleu qu'on essaime.
Car tous m'ont regardée à travers leur sommeil;
Un oubli monstrueux boursouflait leur visage,
Et je voyais, parmi ces cloques, le soleil
Que mon amour leur a laissé comme un otage.
Poursuis ta route, ô vagabond, sois sans orgueil,
Sans amertume et sans colère. Ton auberge?
Cette grand'voûte morne où les cieux, comme treuil,
Soulèvent tes instants que la clarté submerge.
Va, ne regrette rien. Râcle, au coin d'un fossé,
Ton écuelle vide, et l'emplissant d'espace,
Appuyant ta jeunesse aux lèvres dupassé,
Eponge le soleil qui coule sur ta face.
La croix de sable, 1927
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