Jeanne Dortzal

Jeanne Dortzal

La sorcière arabe

La sorcière arabe


Cravachant jusqu'aux nerfs ma volonté rebelle,
Je me suis arrêtée en face de ses yeux.
Sa robe de broussaille était chaude et bien telle
Qu'aux premiers jours du monde. Et ce fut, sous les cieux,

 

La demande rapide et le jeu qui s'écarte
Pour qu'un bonheur s'inscrive en marge du destin.

"Dame... Valet de cœur..." O mirage enfantin!

L'illusion rôdait comme une fille en carte.

 

La mâchoire tendue et les coudes au corps,
La curiosité parcourant mes vertèbres,
J'ai fait halte en mon cœur pour y puiser encor.

L'amour! Le jeu parlait plus haut que les ténèbres.

 

Et, sur le tertre jaune en forme de couvercle,
Au milieu des haillons et des astres, le sort,

S'adjoignant pour complice une louve aux yeux d'or,

Me condamnait à vivre. Ai-je brisé le cercle,

 

Et sous l'oreille des vautours et des sables géants,

Par trois fois fustigeant les cartes de vipère,
Toute larme dehors et les cheveux au vent,
Ai-je défié Dieu? Réponds-moi, ô sorcière.

 

Quand les bergers du Sud arrêtent leurs troupeaux

Vers la hutte de pierre où danse la carcasse,

Après avoir semé des larmes sur leur peau,
Leur lances-tu au cœur les roses de l'espace?

 
Eux s'en retourneront comme ils étaient venus,
Du silence au poitrail et cheminant par file,

Le soir sera semblable et leurs pleurs immobiles,

Le sable engloutira leurs os sans rien de plus.

 

Mais moi qui porte au front toute ma solitude,
Moi qui chemine en plein minuit, le ciel au dos,

Sans chien de garde et sans berger, moi, l'être rude,

Me sera-t-il donné d'étreindre mon berceau?

 

Réponds-moi, ô sorcière. En emmêlant les cartes

N'as-tu pas vu surgir un être en manteau blanc?

Indique-lui ma route avant qu'il ne reparte:
Tu le reconnaîtras à ses bijoux d'enfant.

 

Deux mèches de brebis entourent ses poignets,

A son cou juste un fil et des fleurs de grenade,

Un duvet de jasmin l'enveloppe; on dirait
Une perle qui bouge, un parfum qui s'évade.

 

Franchirai-je le soir ainsi qu'un lévrier
Et, découvrant le gîte où tournent ses colombes,

Arriverai-je à temps pour jeter à ses pieds
Tout l'amour de mon cœur? J'arrive, un voile tombe,

 

Et mes yeux ont surgi. Tu les bois, comme on boit

Une source qui danse et, sifflant tes esclaves,

Tu chancelles d'orgueil. Et la nuit est sans voix.

Alors, brisant le cercle où la lune s'enclave,

 

Le jet d'eau ressuscité. Et, presque à fleur du sol,

Comme une goutte bleue, un oiseau de légende

Sanglote à petits coups. La nuit reprend son vol.

Mais quel songe s'achève ah! que nul ne l'entende! 

 

***

 

Si le hasard ou Dieu, usant d'un même droit,

Avait mis en présence, au coeur d'un soir biblique,

Ta jeunesse et mes pleurs? Si, pour toute réplique,

Nous nous étions courbés en emmêlant nos doigts?

 

Sur le pavé moresque, où des roses crépitent,

Dans l'angle, où nos deux fronts se rejoignent encor,

Le temps a dû frôler de ses babouches d'or

Cette heure sans limite.

 

Et j'interroge en vain le sable des années.

De soleil en soleil remontant les saisons,

Je me revois, buvant aux ruelles fanées

Ce ciel qui m'enveloppe. Ai-je donc sans raison

 

Poursuivi la douceur qui tombe des terrasses,

L'appel strident du soir au fond des oasis?

Sur quel tapis de roi ai-je enlacé l'espace

Tandis que je dormais dans mon manteau ibis?

 

Allons, lance à ma suite, à travers les broussailles,

Ton chien de l'autre hiver et ton troupeau géant;

Nous nous reconnaîtrons, sois-en sûr, car ton sang

Coule à même mon coeur et brûle mes entrailles.

 

De désert en désert conduirai-je tes boeufs,

Et , secouant l'odeur des plaines et des fleuves,

Ayant franchi le sable où mon passé s'abreuve,

Dresserai-je ma tente à l'ombre de tes yeux?

 

Nédromah.

 

Les Versets du Soleil, 1921



02/10/2012
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